Une lettre égarée

 

Il existe à Libourne en Gironde, un service postal qui ouvre les lettres mal adressées afin de tenter de trouver leur destinataire ou leur expéditeur.
Ma sœur y travaille. Elle m'a communiqué la copie d'une lettre qu'elle a eue à traiter et dont l'adresse était illisible car l'encre était délavée par la pluie. Plutôt que de m'en inspirer pour mes propres écrits comme elle me le proposait, j'ai préféré reproduire cette lettre intégralement. Son auteure la découvrira peut-être, et s'apercevra que son amie ne l'a pas reçue. Ou bien cette amie, une certaine Sandra, se reconnaîtra. Je n'ai pas modifié les noms.

Alain Valcour

avalc@free.fr

 

Ma chère Sandra,

Que deviens-tu dans ton lointain Brésil ? Cela fait plus de 3 mois que je veux t'écrire. Je m'y décide enfin. J'ai beaucoup traîné car la première nouvelle est difficile à écrire pour moi.

Bernard s'est suicidé.

Après 23 ans de vie commune, "sans nuages" comme on dit. Quel choc ! Il ne m'a pas laissé le moindre mot d'adieu. Rien n'indiquait qu'il allait mal, ou qu'il souffrait.

Peut-être ai-je été aveugle, insensible, égoïste. C'est ce que sa mère m'a reproché, à mots à peine couverts. Et la mienne aussi, et c'est ça surtout qui m'a fait mal. Elles m'ont toutes les deux regardée comme une dégénérée, de toute la hauteur de leurs expériences matrimoniales. "Dans un couple normal ces choses là n'arrivent pas".


Je n'en suis pas encore remise que ma mère se soit montrée solidaire de ce monstre tentaculaire qu'on nomme La Société, et complice des flics (car j'ai été interrogée par un inspecteur accompagné d'un psy, mais il n'ont pas trouvé matière à m'emmerder plus).


Ils veulent tous des causes, des explications, des coupables. Ils n'ont pas compris ce qu'est la Liberté, esclaves qu'ils sont de "ce qui se fait". Car Bernard n'était pas fou, ou pas plus que n'importe qui. Il était pessimiste, désenchanté, anxieux, introverti. Je le sentais sans énergie depuis longtemps. Sa décision de nous quitter a été un acte de liberté et non une impulsion maladive.
Il parlait souvent du suicide avec admiration, de façon réservée, sans dire tout ce qu'il pensait, par crainte de choquer ou peut-être d'inquiéter ; je m'en souviens maintenant, j'aurais dû me méfier, l'obliger à m'en dire plus, à se confier à moi, ce qu'il ne faisait pas souvent.

J'ai perdu mon père, des grands-parents, une tante. Tous ces gens devaient mourir un jour. Alors, pourquoi pleurer ? Le plus difficile était de me composer le visage de tristesse qu'il fallait. Ni trop triste, cela aurait été indécent, ou aurait été considéré comme une preuve de faiblesse (que l'on admet d'une femme mais je ne voulais pas de ce rôle traditionnel de femme éplorée). Ni trop résigné, ce qui m'aurait valu d'être considérée comme asociale ou indifférente. (Tu te rappelles "L'Etranger" de Camus que je t'ai aidé à lire quand tu apprenais le français ? Le héros est condamné pour n'avoir pas pleuré de façon visible à l'enterrement de sa mère.)

Pour Bernard, j'ai eu la sensation que mon cerveau s'était vidé, que je n'étais plus qu'une marionnette manoeuvrée par des fils, et qu'un magnétophone débitait pour moi des phrases convenues. J'étais incapable de penser, et même de pleurer. Mon "égoïsme" !

Son enterrement a été un enfer. Surtout avec sa famille. Je voulais une crémation. Eux voulaient un enterrement religieux. (Il paraît qu'on trouve maintenant des prêtres accommodants qui acceptent de dire des messes pour les suicidés.) Je leur ai montré les textes que Bernard publiait dans le bulletin d'une association d'athées militants. Ils ignoraient son engagement antireligieux et commencèrent à insinuer que j'en étais l'inspiratrice, (alors que Bernard ne m'en parlait jamais, il était très secret comme tu as pu t'en rendre compte à l'Ile de Ré). Ainsi j'aurais été responsable de sa "perte" (ils n'osaient pas dire de sa "damnation").


Nous avons transigé pour un enterrement civil dans un coin de caveau à eux, à Angoulême. Ils feront dire les messes qu'ils voudront.

-- J'espère que vous irez y mettre des fleurs!

Tu parles! 200 kms pour mettre des fleurs sur une tombe ! Rien n'est plus ridicule que perdre du temps dans les cimetières. De toutes façons, je pars au Québec.

-- Mon petit, il faudra qu'on se parle. J'ai droit à des explications.

La mère de Bernard voulait faire son enquête personnelle. Nous n'avons jamais eu cet entretien, mais je l'ai appréhendé pendant des semaines. Je me la représentais en supérieure de couvent et moi en novice interrogée dans un procès en sorcellerie. De plus je déteste qu'on m'appelle "mon petit". Ces vieux cons paternalistes me considèrent toujours comme une gamine.

Des explications, j'en ai cherché, sans vraiment en trouver. Dans cette lettre, que j'ai mise plusieurs mois à t'écrire, je te confie mes impressions. Tu nous connais tous les deux, tu pourras peut-être comprendre.

Des explications, tous m'en ont demandé, sauf Vincent et Sophie. Ils connaissaient leur père, ses silences. Il faut bien reconnaître que nous n'avions rien à nous dire. Que les repas étaient longs, et pourtant nous mangions vite, pressés de retourner lui à ses livres, moi à la TV, les enfants à leur musique, à leur travail scolaire ou à leurs jeux vidéos. Ils ont accepté les faits, sans y chercher de responsables. Leurs vies n'allaient pas s'arrêter pour cela.

Pendant quelques semaines j'ai vécu l'absence de Bernard comme l'attente de son retour, comme quand il partait à l'étranger pour des colloques. Mais j'avais conscience d'une attente futile, absurde. Comme si, dans un quartier à l'abandon, j'attendais devant un mur où serait représentée l'image de ma propre mort.

Le pire, c'était le soir. J'avais besoin de ses grands bras si tendres qui m'emprisonnaient, de sa main qui s'emparait de ma nuque, de ses baisers (mais à quoi pensait-il en m'embrassant ?), de ses caresses maladroites mais si patientes pendant que moi je rêvassais à d'autres choses, à des achats de vêtements, à des pièces que j'aimerais jouer, à un spectacle de mime que je montais en imagination, à toi bien sûr.

Il m'arrachait de longs orgasmes que je ne faisais rien pour les (sic) aider à venir. Je le laissais se débrouiller avec mon corps, en rêvant qu'avec toi ce serait bien mieux. Car tu me fais vibrer comme la corde grave d'un violoncelle. Ta langue devine mes désirs, les fait jaillir presque trop vite, alors que lui, il devait s'y reprendre à plusieurs fois, sans vraiment sentir quand j'allais jouir. Avec lui, j'avais l'impression d'un adolescent ému et empoté qui caressait sa première chatte ...


Sa langue était douce, il ne ménageait pas ses efforts, la tête entre mes cuisses, je le serrais à l'étouffer, il en sortait tout rouge et me faisait goûter mon parfum sur ses lèvres. Il soufflait comme un chien courant dans mes oreilles, et jouissait toujours un peu trop vite, mais ça m'aidait quand même à m'endormir.

J'ai passé des nuits à m'astiquer le bouton, à m'épuiser à tenter de revivre nos étreintes, sans parvenir à retrouver le plaisir que me procurait quand même un seul de ses orgasmes maladroits.

Après 23 ans de vie commune, il est parti sans rien me dire. Il ne me disait jamais vraiment ce qu'il pensait. Et j'ai trouvé des phrases terribles dans ses papiers (oubliés car je suis sûre qu'il en avait beaucoup d'autres et qu'il les a détruits):
"Chaque homme dans sa nuit s'en va vers sa lumière." Pourquoi ne pas la chercher à deux la lumière ? Il n'avait pas confiance en moi. Il donnait toujours à ses propos un tour paradoxal et intello. Comme pour me prouver que je suis une idiote !

"La fidélité, c'est d'abord la fidélité à soi-même, à ses propres choix." Merci pour moi. Je n'étais donc pour lui qu'un défi à relever, le défi de la fidélité après vingt ans de mariage ! Pour prouver quoi et à qui ?

"La fidélité spirituelle n'a rien à voir avec la fidélité matérielle, qui a fait longtemps la matière des procès en divorce." Monsieur se préparait des justifications ! Parce qu'il allait voir des putes !

J'ai trouvé des notes gribouillées très fin, presque illisibles par exemple 80 euros -- LV13-18 (et d'autres à peine moins claires: Rapp/Dble/FelSP) avec des numéros de téléphone. J'ai téléphoné. Au répondeur, une voix sucrée proposait des relaxations coquines avec "finition buccale". La "finition" ! Comme c'est beau l'amour du travail bien fait ! J'ai éclaté de rire et la fille a dû m'entendre, si elle était planquée derrière son répondeur, et peut-être avec un client. Après avoir raccroché, j'ai pleuré.

Il avait ses secrets bien gardés mon Barbe-Bleue. Je ne me suis jamais doutée de rien. J'ai fait un test. Séronégative. Ouf ! Il faisait tout avec méthode et précaution, même la "débauche". Et en plus, il leur écrivait des mots aimables à ces dames, de la prose de collégien puceau. J'ai retrouvé des brouillons. "Douce Anaïs, tes beaux yeux clairs illuminent ma vie et ta langue subtile me fait renaître au monde." Les yeux d'une pute illuminaient sa vie !!! Arrgh!! Grand sot! Connard ! Bon débarras! Et en plus il signait d'un pseudonyme prémonitoire : André Valmort. Comment peut-on signer "Valmort" des billets doux adressés à une femme ? Qu'est-ce qu'il avait donc dans la tête ?

Te rappelles-tu à l'île de Ré quand il avait réussi à nous mettre à poil toutes les deux dans un lit déjà trop étroit pour deux. Nous avions bouffé plein d'huîtres et bu plusieurs bouteilles de Muscadet. Il n'avait rien pu faire ; il nous a regardées nous gougnotter comme des malades, saoules de vin et ivres d'être ensembles, impudiques, devant lui penaud, qui n'osait même pas branler sa queue minable.

Il en a pleuré sur mon épaule la nuit suivante, honteux et déçu de lui-même. Il s'est senti usé. Et ridicule en partouzeur impuissant. Il m'a assuré qu'il m'aimait, et je lui ai répondu que moi de même. C'était vrai, mais j'avais surtout pour lui de la pitié.

Devant lui et dans tes bras, j'étais joyeuse de pouvoir t'aimer ouvertement. Et cette "transgression" n'en était pas une car c'était lui qui nous avait provoquées. J'avais dans l'estomac le goût des huîtres, et sur mes lèvres celui de ta chatte, fleurant bon l'iode restant du bain de l'après-midi. J'étais ivre du vin dans ma tête et de tes baisers. Je t'ai offert une feuille de rose, j'ai plongé ma langue dans les replis soyeux de ton œillet dont je dégustais la sueur grasse et salée comme de l'andouille. Quant à Bernard, je le regardais du coin de l'œil, il détournait le regard, honteux de se voir confiné au rôle du voyeur, alors qu'il avait pris l'initiative de nous réunir au lit tous les trois.

23 ans de vie commune et d'éloignement progressif, insensible. Chaque jour un millimètre de vide en plus s'est installé entre nous. Nos premières années de mariage ont vraiment été sympas. Nous avons fait des longs voyages, au Japon, en Tanzanie, en Turquie, en Afghanistan, pour lesquels nous avions soigneusement économisé car nous n'étions pas riches à l'époque.

Nous avions pas mal d'amis ; nous les avons vus divorcer, les uns après les autres. Il s'étonnaient de nous voir toujours ensemble. Nous leur jouions la comédie du "couple qui marche". Jamais nous ne nous disputions. (J'ai lu dans "Elle" que c'est mauvais signe pour un couple de ne jamais se quereller, ça dénote une absence de communication.) Nous sentions instinctivement tous les sujets possibles de mésentente et nous les évitions soigneusement, jugeant que rien ne valait vraiment la peine de discuter, ni de s'opposer. Et puis nous étions dans le Sud-Ouest, où les gens n'ont rien à dire, ne savent que boire du Bordeaux et manger du foie-gras. Cela n'encourage pas à la lucidité.

Comme les couples "normaux", nous avons eu des enfants, les soucis de leurs maladies infantiles, et d'autres ensuite, finalement plus sérieux. Nous avons acheté la maison ; il y a travaillé Bernard à cette bicoque. C'était son truc. Il décidait tout tout seul. Je m'occupais du jardin. Je l'ai mise en vente. Sans regret. Je suis prête pour un nouveau départ.

J'ai compris que j'étais prête il y a 15 jours, quand j'ai perdu mon disque dur.
J'ai dû tout réinitialiser. Page blanche. Angoisse au début. Et puis je me suis aperçue que je n'avais perdu que des textes accumulés routinièrement, dont je n'avais pas vraiment besoin, et que probablement je n'aurais jamais relus.

C'est comme les souvenirs. Le mieux est de s'en débarrasser, de ne pas chercher surtout à être "fidèle à soi-même", c'est à dire prisonnier de l'image qu'on a commencé un jour à donner aux autres de soi-même.

Je réinitialise ma vie comme j'ai réinitialisé mon disque dur. Je pars au Québec, faire de la formation théâtrale dans les entreprises. Sortir de moi, ne plus me laisser embourber dans des relations de longues durée. De toutes façons je n'ai plus l'âge.


Nous formions un couple de prisonniers volontaires, nous croyions nous aimer.

Paresse. Routine des paroles, routine des caresses. Cellule familiale comme disent les sociologues, excellent terme car la "cellule" est peut être la composante élémentaire de la société, mais c'est aussi une prison. (Pour les enfants, c'est surtout une banque, un resto et une laverie.) Tout cela était faux.

J'arriverai dans trois jours à Montréal, inconnue de tout le monde, sans famille ascendante ou descendante, sans obligation de fidélité à quoi que ce soit. Nous pourrons passer nos vacances ensemble dans les Caraïbes, à mi-chemin du Brésil et du Québec.

Je vais donner des cours d' impro théâtrale dans des entreprises ; faire cracher leurs tripes aux cadres si sûrs d'eux, les mettre en face de leurs hypocrisies en choisissant des scénarios qui révéleront leurs faiblesses, qui mettront en lumière les points aveugles de leurs vies bien réglées. Je les forcerai à reconstruire leurs vies professionnelles et familiales ou à faire comme Bernard.

Je t'écris tout cela, mais c'est à mes enfants que j'aurais dû l'écrire. Mais comment le leur dire, moi qui les ai foutus au monde ? Et à quoi bon ? L'expérience de leurs parents n'intéresse pas les jeunes.


Finalement je remercie Bernard de m'avoir libérée de la cage sociale, où nous sommes tous les deux restés enfermés pendant 23 ans, avec des sentiments fabriqués et une trompeuse impression de bonheur.

C'est en pensant à toi que je termine cette lettre. Je glisse ma main dans mon slip, je me caresse en revivant nos baisers, je mouille rien qu'aux souvenirs très présents de ta langue veloutée et de tes tétons petits et durs comme de grosses perles brunes entre mes lèvres gourmandes. Encore une fois ma langue s'enroulera dans les pétales de ta fleur secrète dont je ferais à nouveau dresser le pistil pour qu'il émette son nectar entre mes lèvres, Sandra ma chérie, je masserai tes grosses fesses rondes et brunes et ton accent délicieux prononcera encore pour moi des paroles d'amour, nos lèvres se joindront en longs baisers interminables et le temps pour nous deux se figera, nos corps s'envoleront et toutes nos sensations se concentreront au point de contact de nos langues qui chahuteront comme des chatons …

Je suis impatiente de t'embrasser vraiment, comme tu aimes tant et moi aussi.

 

Caroline

 

 

Respire le papier sous ma signature, je l'ai imbibé pour toi de mon odeur intime.