Le Cri


J'ai choisi au hasard la date du quatorze avril 2006, sans regarder quel jour de la semaine cela serait. Cela me laisse environ sept ans pour mûrir ma décision, pour me détacher du monde, pour me débarrasser de tout ce qui m'y relie encore, pour renoncer à ce projet peut-être.

L'idée du bonheur est pour moi comme ces rivières qui se perdent dans les sables du désert, après avoir cascadé en montagne et arrosé des vallées fertiles. C'est un mot vide de sens, une photo jaunie, un souvenir d'espoirs désséchés.

Ma vie est un film trop long. Il me faut sortir de la salle étouffante et respirer l'air frais dans la nuit claire.

 
 
 



 

Je me rêve en funambule.
Le câble est tendu au-dessus des rapides.
Quelques mètres plus bas, les flots se ruent vers la cataracte dont j'entends au loin le mugissement continu.
Le câble perce un brouillard suffocant; je n'en vois guère qu'une vingtaine de mètres.
Encore un pas, puis un autre, garder mon équilibre, tenir le plus longtemps
possible, me concentrer sur le pas suivant.
Existe-t-il seulement une autre rive ?
Il suffirait d'un regard en arrière vers la plateforme de départ, depuis longtemps disparue, et ma traversée prendrait fin, prématurément diraient-ils.
Deux lourdes valises dans mes mains engourdies par le froid m'aident à garder mon équilibre, mais le câble est glissant sous mes pas.
Subitement, je prends conscience de trois enfants qui me suivent, dont je suis responsable.
Je voudrais me retourner pour vérifier qu'ils sont toujours derrière moi mais le poids des valises m'en empêche.
Il n'y a rien d'autre à faire qu'avancer.
Encore un pas, puis un autre, jusqu'à quand?

Il faudrait donc vivre envers et contre tout. Chaque jour un peu plus. Durer. C'est la règle d'un jeu que l'on n'a pas choisi de jouer.
D'où nous vient cette obligation?
Des réflexes de survie, câblés dans les neurones de nos cerveaux reptiliens. Nous sommes des marionnettes, entre les mains du Grand Manipulateur, du Génie de l'Espèce Humaine, que d'aucuns appellent "Dieu". Ainsi "Dieu" est une image virtuelle sécrétée par nos cerveaux pour nous masquer le fonctionnement des réseaux de synapses, qui ont rendu possible la perpétuation de l'Humanité.
 

Tout est vain.
Sauf ta peau soyeuse,
Sauf tes bouts de seins malicieux
Captifs entre mes lèvres,
Sauf les pétales veloutés de ta fleur secrète
Où s'enroule ma langue
Ivre du miel iodé qui en sourd.

Tu protestes que j'ai tort de me plaindre, qu'il y a partout sur la terre de vraies souffrances, des guerres, des tortures. Tu me démontres que je devrais avoir honte de jérémier sur mon sort que beaucoup doivent envier.

Ainsi je devrais suivre aveuglément l'instinct de vie, comme ont fait des milliards de singes et d'humains jusqu'à nous, sans chercher à comprendre. Et ce malgré le vertige de la répétition quotidienne des mêmes gestes, épuisants d'une banalité, dont seules sont épargnées nos caresses.
 
 

Prisonnière entre mes bras câlins
Tu glisses ta langue fouineuse entre mes lèvres
Tu me sens dur contre ton ventre moelleux,
Tendu vers toi, vers l'infini
Hors de l'espace, hors du temps,
Au delà de mon propre corps.
 

J'écris ces lignes pour moi seul. Dans sept ans je les détruirai, je partirai sans laisser la moindre trace, le moindre message. Le monde continuera sa course folle, ses guerres et ses festivités télévisuelles. J'aurai choisi de bifurquer en toute lucidité. Je glisserai dans le silence et l'oubli, et l'eau glaciale de l'étang noir se refermera sur mon corps comme sur celui du soldat Wozzeck.

Tu me parlais l'autre soir de ces héros grâce auxquels des dictatures ont été vaincues. Il ne faudrait pas que leurs souffrances aient été vaines, et je devrais vivre pour les honorer. C'est la Raison de l'Espèce Humaine qui parlait par ta voix.

Cette Raison, je la refuse.

Car ou bien le monde des humains est impossible à réformer du fait d'une "nature humaine" biologique, psychologique et sociale, ou bien c'est possible, et dans ce dernier cas, il est dramatique et scandaleux que la barbarie règne encore, sur les champs de bataille aussi bien que dans les couloirs feutrés des directions des banques. Si l'espèce humaine doit encore évoluer quelques milliers d'années, avant de devenir acceptable, cela se fera sans moi!

Je préfère partir sur la pointe des pieds, je ne suis pas un héros, je ne jouerai pas au héros et j'assume cet "égoïsme".

C'est mon choix, et les jugements des moralistes m'indiffèrent. Je suis bien loin des querelles philosophiques et politiques, dans l'au-delà de la révolte. Se révolter c'est dire Non et Oui en même temps. Oui et Non sont équivalents dans le silence intersidéral.

Le Bien, le Mal, le Vrai, le Juste, ne sont que des mots. Ce sont des outils politiques dans un monde voué aux aléas des rapports de force, tout comme le ciel est voué aux aléas météorologiques résulant des confrontations des masses d'air. Et sans plus de sens que le retour périodique de la mousson, des cyclones et des vagues de chaleur. Qui voudrait mourir pour détourner un orage? A courir sous la pluie, tout ce qu'on peut gagner, c'est recevoir la foudre.

Des raisonnements anéantis
Par la conscience aiguë de ton corps uni au mien,
De mon sang qui pétille
De mon cerveau qui se dilue dans l'immédiateté
De ta chair si présente et pourtant mystérieuse.
Mes mains s'emparent de tes fesses rétives
Les forcent à livrer à ma langue violeuse,
Le musc précieux sécreté par l'oeillet mauve
Qu'elles cherchent à protéger.
Ma langue va percer ton mystère
Tu cherches à fuir la prison de mes bras,
Tu t'agites comme une anguille
J'empoigne ta nuque,
Je mords ton épaule,
Et tu cries.
 

M'évadant grâce à toi de l'espace et du temps, je découvre furtivement la cinquième dimension, en travers du temps qui coule comme un fleuve impassible et nous emporte, hors de l'espace qui nous aspire dans son vide et nous fait ramper au sol.

La dimension spirituelle est lumineuse, circulaire et factice, car elle nous fait entrevoir l'infini mais nous tient enfermés chacun dans notre bulle de verre.

Combien ne faut-il pas payer pour un instant d'absolu? Pour un instant secret de plaisir volé à deux dont l'intensité fulgurante, comme le feu nucléaire, vitrifie la culpabilité.

Comme Cioran, j'essaie de soulager ma lassitude en ciselant de belles (?) phrases. Mais l'écriture est une alchimie fallacieuse. Loin de transformer le plomb, elle l'enrobe de papier doré pour en faire des papillotes. Ces papiers que je noircis à longueur d'insomnie n'ont d'autre futur que  la poubelle avec les fruits pourris et les viandes avariées.
 

Mais vas-tu donc cesser de torturer tes méninges?
Ecrase mes seins brûlants contre ta poitrine,
Ecorche la sur mes tétons rugueux.
J'aime quand tu m'étouffes
Quand nous mêlons nos souffles et
Les odeurs de nos corps dilatés.
Libère en toi l'animal,
Lâche le loup-garou,
J'aime ses dents dans ma chair,
Son souffle rauque à mon oreille.
Viens mourir en moi,
Notre plaisir dissoudra ton angoisse
Et te rendra le goût de vivre.
 

Comment pourrais-je mourir en toi, femme de mots, griffure de l'encre sur le papier?

Tu n'es qu'une chimère, un rapiéçage de souvenirs et de fantasmes.

En attendant le jour dit:

Sois sage ô ma Douleur et tiens toi plus tranquille,
Tu réclamais le soir, il descend, le voici