Le Double Secret


 
Il s'éveillait tous les matins la gorge nouée à la perspective d'une journée de plus à traverser, et de toutes celles qui devraient suivre, comme autant de dunes d'un désert où le sable se dérobe sous les pas du marcheur.
Après cinquantes années qu'il jugeait grises et sans relief, comme s'il était passé à côté de tout par prudence excessive, il déroulait sa vie sans but ni projet, comme en dehors du théâtre du monde où se représentait une pièce interminable, pleine de bruit, de fureur et de souffrances muettes, écrite au hasard par un démon pour amuser les "dieux".
Ses paroles sonnaient faux à ses propres oreilles; elles résonnaient dans son crâne comme un rôle mal récité. Ses jambes le portaient machinalement, et la mécanique des gestes quotidiens en faisait un automate.

 

 


R. Magritte, Le double secret.

 

Pour ne pas se voir traité en "malade" par les bien-portants qui pullulent, et pour ne pas inquiéter sa femme dont il craignait par dessus tout la sollicitude maternelle, il s'efforçait de jouer le mieux possible ses différents rôles sociaux. Comme un lépreux cache des plaies répugnantes, il cachait son anxiété, injustifiable dans un monde où le bonheur de "consommer" est l'état naturel de ceux qui disposent d'un compte en banque régulièrement alimenté.

Des lettres s'accumulaient, auxquelles il aurait dû répondre, ainsi que les magazines auxquels il était abonné, par devoir d'information. Des livres de sciences humaines achetés compulsivement s'empilaient, sur l'étagère des livres "à lire". Il espérait parvenir ainsi à comprendre un peu mieux la société où il se trouvait placé, et peut-être à "guérir". La lecture de tout ce papier constituait une tâche qui s'alourdissait tous les jours, comme dans ces rêves où l'on est confronté à des obligations démesurées.

La peinture de la cuisine s'écaillait, les joints de la baignoire devaient encore être refaits, il fallait préparer les vacances -- qui dira la somme de soucis que représentent les vacances?-- et sa femme parlait de déménager. Chaque jour qui passait augmentait l'évidence de son impuissance, et son sentiment qu'une catastrophe imminente allait, par sa faute, s'abattre sur sa famille. Il se prenait à souhaiter qu'une météorite pulvérise sa maison et le débarrasse d'un seul coup des lettres, des livres, de la peinture et des vacances.

Couché de bonne heure, il savourait le silence et l'obscurité, en attendant que sa femme ait fini de traquer les fautes d'orthographe dans des piles de cahiers informes, et vienne enfin se glisser à son côté.

Depuis 20 ans qu'ils étaient mariés, c'était toujours avec l'ivresse d'un premier amour qu'il posait ses lèvres dans la tiédeur de son cou, sur sa carotide palpitante, qu'il s'emparait tendrement de sa nuque et suçotait sa langue. C'est toujours avec la même émotion qu'il faisait gonfler son bouton en surveillant son souffle et les gémissements discrets qui témoignaient de la montée de son plaisir. Il s'appliquait à le faire éclater et rebondir, dans une muette explosion qui l'ébranlait lui-même et lui cambrait les reins à l'unisson de son orgasme à elle.

Ses mains, sa langue, sa peau connaissaient les moindres replis de ce corps vénéré, mais chaque baiser et chaque caresse, se trouvaient magnifiés par les dizaines de milliers d'autres qui les avaient précédés. La répétition des gestes utilitaires de la vie quotidienne lui donnait le vertige du temps qui file en vain, mais celle de ces menus gestes d'amour lui donnait au contraire la certitude d'un sens absent de tout le reste. Si la vie quotidienne n'était à ses yeux qu'un film trop long, c'est dans les bras de sa femme que commençait la réalité tangible. Il se disait que "Le Sens de la Vie" ou "La Fontaine de Jouvence" seraient de meilleurs titres pour le tableau de Courbet que "L'Origine du Monde".

Une fois leurs désirs satisfaits, sa femme insérait sa tête au creux de son épaule. Il écoutait sa respiration qui prenait peu à peu le rythme du sommeil, et il baignait dans un double silence bienfaisant: silence autour d'eux car leur quartier était calme, et silence intérieur car ses pensées douloureuses se taisaient enfin.

Leurs corps enlacés se connaissaient parfaitement, mais leurs rêves s'ignoraient. Chacun d'eux s'enfonçait dans son jardin personnel, fleuri de pensées que les caresses et les regards sont impuissants à déceler.

Il se demandait parfois s'il caressait sa femme parce qu'il l'aimait ou, au contraire, pour s'en assurer lui-même et l'en assurer elle aussi, ou simplement par fidélité à un choix ancien. Il décidait finalement qu'il n'y avait pas là de véritable différence, car s'il est vrai que seuls les actes sont réels, les pensées et les sentiments sont au fond des actes anticipés.

Des mots voluptueux et entêtants comme l'odeur des corps après l'amour lui traversaient l'esprit. Il en faisait des poèmes sans prétention destinés à des inconnues imaginaires qu'il aurait rencontrées, au gré de sa fantaisie du moment, dans un train bloqué par la neige, ou lors du tournage d'un film pendant les longues interruptions nécessaires à la mise en place des éclairages et des figurants, ou bien encore pendant une grève dont il aurait fui la traditionnelle manifestation.

Houle d'automne, (à la manière des haïkus japonais).

Le bonheur intense de notre brève rencontre
Continue d'émouvoir mes rêves,
Comme la houle agite la mer,
Plusieurs jours après la tempête.

Ou encore, en préambule à une prochaine rencontre :

Le bonheur m'étourdit
De te sentir entre mes bras
Remuer comme une anguille.

Sous la toison soyeuse
Ton oisillon attend
Que je le réveille.

Dans les replis secrets
De ta chair veloutée,
Ma langue se faufile
Et déclenche dans tout ton corps,
Des vagues de frissons.

Mais quelles pensées cachent tes yeux clairs?
Je guette leurs ombres
Dans les accents de ta voix chaude
Et l'électricité de tes caresses.

La déferlante va rouler dans son écume
Nos corps nus enlacés.
Elle va chasser nos tristesses et nos soucis,
Et nous laisser sereins
Dans la lumière du plaisir partagé.

Surgissaient souvent les souvenirs d'agréables moments passés en compagnie de Maeva, Finette, Alyne, Anaïs et autres Soeurs Hospitalières de l'Ordre des Masseuses Thaïlandaises, souvenirs d'instants volés, d'instants de liberté essentielle, le reste n'étant que poursuite du vent sur l'océan de l'insignifiance.

Sa femme rêvait peut-être elle aussi à quelque amant réel ou fantasmé. Cette idée lui plaisait. Et il ne voulait pas détruire la magie de leurs deux rêveries silencieuses qui se côtoyaient tout en s'ignorant.

C'était donc cela l'étrangeté de la rencontre des corps amoureux: la fusion des sensations laissant aux esprits leur irréductible indépendance. Et la trompeuse possession de la chair de l'Autre: on a beau la caresser pendant des heures, en capter les frissons pour en deviner les désirs et provoquer des sensations que l'on voudrait éprouver par soi-même, elle reste à jamais autre et mystérieuse. Cette irrémédiable étrangeté n'est-elle pas une condition nécessaire de la liberté?

C'est donc au lit, dans la moiteur et la fragrance des corps enlacés qu'il rêvassait des "vérités" métaphysiques !

Post-Scriptum :

Enfin sorti du tunnel, je revois le monde en couleurs. Je suis réconcilié avec moi-même, et je ne comprends pas ce qui a pu m'arriver. Ou plutôt si, mais je veux l'exorciser, en l'écrivant, sans oublier vraiment, en n'y pensant que de loin. Car la renarde rôde, qui m'a dévoré les tripes pendant plusieurs semaines. Je la sens qui me guette, elle cherche à revenir.
Il me faut vivre avec ces crises de vertige qui, brutalement, me mettent en présence d'un vide intérieur glacial, et qui déchirent à mes yeux l'écran où se projette le film de la vie indéfiniment quotidienne.

Pour fêter ma "guérison", je vais voir Finette, Joséphine pour l'Etat-Civil, originaire de Martinique. Elle roule de grands yeux malicieux, et elle rit lorsque je caresse ses épaules brunes et douces comme le bronze patiné d'une statue ancienne. Son rire ensoleillé m'évoque la vie sous les tropiques que j'aime à imaginer insouciante, même si ce n'est pas toujours le cas.

Elle caresse mon dos avec ses grands seins flasques, et sa toison crépue gratte mes fesses. Elle me chatouille de ses longs ongles de sorcière, mordille ma nuque, et je frissonne sous sa langue qui descend lentement ma colonne vertébrale.

Il est 11 heures. Les bruits de la rue montent jusqu'à nous: cris d'enfants, pétarades de motocyclettes et jurons d'ouvriers. C'est au milieu de tous ces gens, mais invisibles à leurs yeux, que nous nous aimons: Finette pose ses lèvres sur les miennes et nos langues se cherchent, en toute insouciance et provocation, abrités des regards par un rideau de tulle.

C'est à mon tour de parcourir son dos avec ma langue et de la faire frissonner. Sa peau très fine sent la vanille et le lait de cooco qu'elle utilise, m'a t elle expliqué apres sa douche.

Les blanches l'ont plutôt mauve ou bistre. Sa fleur à elle est d'un rose éclatant tout brillant de cyprine, comme une coulée de glace à la fraise sur un fondant au chocolat. D'une langue patiente, je déploie ses pétales, attentif à son plaisir qui raidit bientôt ses fortes cuisses, qui fait vibrer son ventre et qui la secoue toute entière. Elle me rend la politesse, et comme avec ma femme, nous savourons ensuite un précieux moment de détente sensuelle.

Sorti de chez elle, et filant vers mon bureau par les ruelles humides et grises du vieux Bordeaux, je remercie encore Finette, et toutes ces femmes accueillantes qui m'ouvrent leurs lits, leurs bras, leurs cuisses, qui apprécient mes caresses et mes baisers amicaux. Elles font mentir le principe qui voudrait que le meilleur soit de monter l'escalier, et cette autre sottise que l'amour rendrait triste.
Elles me racontent leurs projets, leurs soucis, leurs divorces, les fantaisies de leurs clients encore plus timbrés que moi.

Je ressucite sous leurs langues et leurs mains délicates, qui me font plus de bien, pour un prix comparable, que l'écoute ensommeillé d'un psychanalyste. Et elles donnent à mes journées de travailleur et de père de famille "sérieux" une dimension de secret sans laquelle je ne pourrais pas vivre.
 


 

R. Magritte