Fragments d’un journal romancé





Il notait ses idées et ses fantasmes comme un collectionneur épingle des papillons. Les mots sur la page blanche les figeaient et leur donnaient une forme, en faisaient des objets manipulables, transformables comme les esquisses en glaise d'une statue en bronze.

Il n'en serait plus empêtré comme dans la glu. Il pensait qu'il n'allait plus les ressasser et donc pouvoir penser, rêver, fantasmer d'autres choses.

Il ne prévoyait pas de les publier ce qui le déposséderait de ses idées, rêves et fantasmes, en ferait pour lui des choses mortes et, de plus, abandonnées au public, comme ces statues en plein air sur lesquelles fientent les oiseaux. De fait, en les relisant, il s'apercevait qu'il réécrivait plus ou moins les mêmes choses à quelques mois d'écart.
 

Au fil des années, le monde pour lui se vidait, perdait sa consistance: les vins perdaient leur goût, les livres et les films leur intérêt, tout perdait son sens. Il n'avait rien à dire à personne. Il sentait son champ d'intérêts intellectuels se rétrécir de jour en jour. Il en était satisfait dans la mesure où son temps se réduisait chaque jour davantage. Il en était à relire, sans doute pour la dernière fois, des livres qu'il avait aimés plutôt que de chercher à en découvrir de nouveaux.

A quoi bon vivre et donc souffrir? Une lucidité effrayante et vertigineuse creusait sous ses pas un précipice. Il vivait avec l'idée de plus en plus nette qu'il se suiciderait. Il laissait cette idée mûrir en lui, en même temps qu'il se sentait se détacher du monde.

Il pensait souvent à son suicide, et tout particulièrement dans la lumière et le silence de ces brûlantes après-midi d'été, comme les a peints  G. De Chirico. (Oui, Chirico a peint le silence.)

La pleine lumière c'est la mort, on ne peut vivre que dans la pénombre.

Mais l'écriture de ses poèmes "suicidaires" le soulageait:

J'avance dans la neige
Les yeux brûlés au soleil aveuglant de l'infini,
Libre et léger,
Décidé à me perdre
Dans le silence et dans le vide,
Décidé à quitter sans regrets
Les hommes occupés au fond de la vallée,
A se livrer sans fin des combats inutiles.
 

Il avait toujours eu l'angoisse de perdre son temps. C'est à dire de mourir avant d'avoir achevé son oeuvre, comme J.S. Bach laissant inachevé l'Art de la Fugue.  De son oeuvre scientifique qui lui avait rapporté de quoi vivre sans vrais soucis d’argent, il restera quelques articles n'intéressant plus personne, perdus parmi  des milliers d'autres dans des bibliothèques. Il n'y croyait plus.

"Le monde est fait pour aboutir à un livre" aurait dit Mallarmé. Il avait longtemps espéré, quel romantisme !,  faire de ses souffrances la matière de quelque texte de valeur.  Et puis, progressivement, il s’habituait au vide, à son vide intérieur, à son absence de désirs et de projets, à une existence dans l’immédiat, entre un passé plus ou moins oublié et un futur indifférent.
 

Collectionneur, il  luttait  contre l’angoisse de son vide intérieur en accumulant des objets, principalement des livres. Des livres qu’il ne lirait jamais, et il ne savait pas exactement ce qui s’entassait dans ses armoires.

La recherche futile et têtue de nouvelles pièces ou de nouveaux livres donnait un sens (provisoire) à sa vie. Disons un motif pour se lever le matin, un objectif pour la journée.

Une collection, c’est un désir constamment renouvelé, jusqu’à ce qu’on s’en lasse et qu’on liquide le tout.

A. Valcour