Secrètes poésies

 

Jamais je ne publierai mes poèmes.

Parce ce sont des lettres adressées à des femmes que j'ai aimées, ne fût-ce qu'une heure. Ils n'ont pas lieu d'être livrés à la curiosité ou à l'ennui du lecteur anonyme. Pas plus que je ne fais l'amour en public, et même devant un public restreint, je ne souhaite publier mes poèmes, lettres d'amour ou de tendre amitié.

Il n'y a pas d'érotisme sans secret, et détenir un secret est toujours une volupté.

Pourquoi ce désir de secret ? Ce n'est pas le moins du monde un reliquat de cette honte atavique, héritage de plusieurs siècles de répression sexuelle dont l'origine est la domination des individus par les sociétés, avec l'appui des religions. C'est au contraire pour préserver un îlot de Sacré face au raz de marée de la marchandisation généralisée.

Au risque d'apparaître vieux-jeu, j'affirmerai que pour moi l'acte d'amour relève du Sacré. Et que rien d'autre n'est sacré. Qui ne rigole en entendant parler de Devoir et de Patrie ?

La situation esthétique fondamentale voire unique, la Beauté à l'état pur, c'est la jouissance lue sur le visage du ou de la partenaire. Ce noyau de Sacré qui, je pense, nous est cher à toutes et à tous, doit être à tout prix protégé. Non par des interdictions policières, ni par l'arrachage des affiches "sexy" qui font un instant oublier le caractère étouffant du métro parisien, mais dans nos relations quotidiennes. Trève de morale.

Mes poèmes sont offerts en exemplaires uniques (comme les tableaux) à des femmes que j'ai eues plaisir à connaître (aux deux sens du terme). Ils n'ont pas vocation à être réunis dans ce qui ne sera jamais mes "oeuvres complètes".

Quoi de plus morbide que ces volumes où se trouve réuni "tout d'un auteur". Tout ce qu'il en reste ! Condensé en une suite très longue mais finie de caractères imprimés. Les oeuvres complètes s'alignent sur les rayons des bibliothèques comme les sarcophages dans les chambres mortuaires des pyramides. Les oeuvres complètes sentent la mort et le moisi. Elles cherchent à défier l'oubli.

Mes écrits resteront à jamais éparpillés, hors de portée des chacals, des critiques littéraires et des étudiants en mal de thèse. Ils sont diffusés aléatoirement sous divers pseudonymes, ils traînent dans les tiroirs des femmes que j'ai aimées et que j'ai même gratifiées d'un cadeau. Tant pis si elles les égarent ou les détruisent. Tant pis si ces petits textes et le souvenir de mes caresses attentives périssent avec elles.

Quoi de plus vain que la notion de pérennité, dans un monde destiné à dégénérer par surconsommation médiatique et par épuisement des réserves d'énergie ?

 

 

Quelques références sur ce thème :

"Le chef-doeuvre inconnu", de Balzac et le film de Jacques Rivette, "La belle noiseuse" qui en est inspiré.

"Eloge de l'ombre" de J. Tanizaki (Publications Orientalistes de France), un maître japonais de l'érotisme en littérature.

Extrait d'une analyse de l'ouvrage :

Contrairement à la perspective occidentale où la clarté est privilégiée à l'obscurité, le rôle de lumière réside uniquement à renforcer la beauté de l'ombre. En effet, l'ombre se veut plus précieuse que la lumière, à la fois sensuelle et inquiétante, teintée de fraîcheurs et de promesses. Il cite ainsi tour à tour dans son œuvre les ombres de la maison traditionnelle : les shôji qui estompent la lumière, les murs sablés qui cultivent l'obscurité, les ténèbres des pièces du fond, le clair-obscur permanent qui baigne l'atmosphère de la maison jusqu'à l'intimité du cabinet d'aisance.

Tanizaki va jusqu'à étendre son éloge de l'ombre à la vie artistique (au théâtre notamment) ; à la place traditionnelle de la femme au comportement effacé ; à l'habillement et à l'aspect physique ; mais il va également jusqu'à la chercher dans l'incertaine clarté : le sale et le terne qui s'opposent au tout à fait propre. A travers lui se joue tout un combat : de l'ombre contre la lumière bien sûr, mais encore du mobile contre l'immobile, de l'intérieur contre l'extérieur, de l'intime contre l'estime, du passé contre le présent, et surtout, de l'Orient contre l'Occident.